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Personne

© Nadège Le Lezec

D’après le roman de Gwenaëlle Aubry – adaptation Sarah Karbasnikoff en collaboration avec Elisabeth Chailloux – mise en scène Elisabeth Chailloux, en collaboration avec Sarah Karbasnikoff – jeu Sarah Karbasnikoff – coproduction Théâtre de la Ville, au Théâtre 14.

C’est un parcours labyrinthe auquel le spectateur est convié à travers l’abécédaire de Gwenaëlle Aubry auteure et philosophe qui écrit en hommage à son père, disparu, et qui a obtenu le prix Femina en 2009, pour ce roman intitulé Personne. Elle se met dans les traces de fragments retrouvés dans un précieux dossier bleu, après sa mort, fragments qu’elle décline, à travers chaque lettre de l’alphabet comme autant de touches sensibles composant le portrait kaléidoscopique de ce père, resté à distance.

On entre dans les fêlures d’un homme, François-Xavier Aubry, brillant avocat et professeur de droit, dans sa difficulté de vivre, ses visions et sa chute, un mouton noir, comme il aimait à se nommer et qu’on retrouve dans un fragment de ses écrits intitulé Le mouton noir mélancolique. La voix d’Antonin Artaud ouvre le spectacle. A comme Artaud, 9 décembre 1945. Lettre de Rodez à l’éditeur Henri Parisot dans laquelle « il délire, on peut appeler ça comme ça aussi, il est Jésus mis en croix sur le Golgotha puis jeté sur un tas de fumier, il est le blasphémateur et l’évêque de Rodez, saint Antonin et Lucifer… Il est le maître du réel, le possible est ce dont il décide, l’infini lui obéit » écrit l’auteure, avant de poursuivre son récit.

© Nadège Le Lezec

 « Le 10 décembre 1945, au lendemain de la lettre d’Artaud à Henri Parisot, mon père naissait. J’ignore de quand date sa première hospitalisation. J’aurais pu en retrouver trace, peut-être, dans l’un de ses carnets : agendas de cuir noir, cahiers d’écolier, livres de brouillon, blocs à entête d’hôtels, feuilles volantes, notes griffonnées au revers d’un cours, de quoi remplir des cartons entiers. On pourrait sur certains apposer les noms des hôpitaux et des maisons de santé où il a séjourné – Cahiers de la Roseraie, Cahiers de la Verrière, Cahiers d’Épinay… Mon père n’était pas un grand poète et c’est tout. Il n’a pas inscrit sa souffrance en beauté et en puissance, sa folie en génie, inventé une langue de sacres et de massacres. J’ai lu quelques-uns de ces cahiers, je les ai oubliés. Tout ce que je sais, c’est que chaque jour de sa vie ou presque, il a écrit. » Avec Personne, Gwenaëlle Aubry va dans le sens de la volonté de son père qui avait inscrit sur un cahier retrouvé, à romancer.

© Nadège Le Lezec

Seule en scène, Sarah Karbasnikoff, comédienne de la troupe du Théâtre de la Ville, assure admirablement le parcours. Deux grands écrans s’emboitent laissant un passage pour quelques-unes de ses entrées et sorties permettant – derrière l’écran-tulle, côté jardin – de prolonger la scène, devant le lit de la folie ou celui de l’absent. L’ensemble, ainsi que le sol et quelques chaises dans un coin, sont gris clair, l’aspect plutôt clinique (scénographie Aurélie Thomas). Le fil conducteur, les écrits du père, encre bleue stylo plume, s’inscrivent sur l’écran. L’actrice les lit prenant la place du père, devant un micro sur pied.

Les 26 lettres et chapitres tour à tour s’affichent et donnent le ton : c comme Clown avec sa maladie du comme si et ce masque, Persona, que portaient sur scène, en Grèce et dans l’Italie antique, les acteurs ; d de Disparu, quand s’envolent les cendres – une urne est posée à l’avant-scène, pas forcément indispensable, le texte et le sens du spectacle étant suffisamment clairs ; i comme Illuminé, c’est de Plotin qu’il s’agit, parlant de l’originalité de sa pensée à travers trois réalités fondamentales, l’Un, l’Intellect et l’Âme, la romancière comme philosophe ;  j comme Jésuite, souvenirs de pensionnat, propose un jeu d’ombre où la figure de l’homme d’église ressemble à un ogre ; o comme Obscur, sans commentaire ; q comme Qualité (L’Homme sans) référence au roman inachevé de l’écrivain autrichien Robert Musil. Plusieurs personnages, acteurs, projections à l’appui, ou mythes auxquels s’identifie le père, intègrent aussi cet Abécédaire : b comme Bond, « mon père voulait être James Bond, parce qu’il voulait être agent de l’ombre » ; h comme Hoffmann de Dustin qui dans Kramer contre Kramer révélait cette « espèce d’absence au monde » ; l comme Léaud, Jean-Pierre, par l’enfance et le rappel de la bipolarié du père ; n de Napoléon du grand Nord, « seul au réveillon des fous. »

La mise en scène d’Élisabeth Chailloux sert le propos de Gwenaëlle Aubry – qui pose la question de l’autofiction – avec finesse, précision et sobriété, dans la solitude et l’abandon du père. « De la vie de mon père, je conserve le relief intérieur, le relevé sismographique. Pas plus que lui je ne saurais (ni ne voudrais) la raconter, parcourir ces noms, ces dates qui composent l’histoire à l’ombre de laquelle j’ai grandi… Peut-être a-t-il trouvé dans le désert blanc de la mort ce que depuis toujours il cherchait : le droit de ne plus être quelqu’un » conclut l’auteure. François-Xavier Aubry garde son mystère, la mort l’a souvent guetté. Sarah Karbasnikoff en témoigne sur scène avec intensité, alliant humour, distance et mélancolie.

Brigitte Rémer, le 10 janvier 2024

Collaboration artistique Thierry Thieû Niang – scénographie Aurélie Thomas – lumières Olivier Oudiou – son Madame Miniature – costumes Dominique Rocher – vidéo Michaël Dusautoy – régie générale Simon Desplebin.

Du 9 au 27 janvier 2024, au Théâtre 14, représentations mardi, mercredi, vendredi à 20h jeudi à 19h samedi à 16h – Théâtre 14 – 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris – métro : Porte de Vanves, tram station : Didot – tél. : 01.45.45.49.77 et 01 42 74 22 77 – sites :  theatre14.fr et theatredelaville-paris.com